La Pléaide

1951

Ce que pense Julien Gracq des prix littéraires, nul n’est censé l’ignorer. Publié au début de 1950 dans la revue Empédocle puis en plaquette chez José Corti, La Littérature à l’estomac contient à ce propos une parenthèse dépourvue de toute ambiguïté.

«(Puisque j’en suis aux prix littéraires, et avec l’extrême méfiance que l’on doit mettre à solliciter son intervention dans les lieux publics, je me permets de signaler à la police, qui réprime en principe les attentats à la pudeur, qu’il est temps de mettre un terme au spectacle glaçant d’“écrivains” dressés de naissance sur leur train de derrière, et que des sadiques appâtent aujourd’hui au coin des rues avec n’importe quoi : une bouteille de vin, un camembert – comme ces bambins piaillants qu’on faisait jadis plonger dans le bassin de Saint-Nazaire en y jetant une pièce de vingt sous enveloppée dans un bout de papier journal.)»

Il arrive cependant que les déclarations les plus claires restent inaudibles. C’est pourquoi, lorsque en novembre 1951 se précise la rumeur selon laquelle Le Rivage des Syrtes – paru en septembre : imprudente programmation – pourrait recevoir le Goncourt, Gracq juge utile de faire une nouvelle mise au point, que Le Figaro littéraire publie le 28. Il y rappelle sa position et se déclare, «aussi résolument que possible, non candidat». Mais l’académie Goncourt n’en a cure ; sous le texte de Gracq figure son communiqué : «Il n’y a pas de candidature au prix. Il n’y a donc pas, non plus, de “non-candidature”. Nous couronnerons l’auteur du livre que nous choisissons selon les prescriptions du testament d’Edmond de Goncourt et sans autre considération…»

Le lendemain paraît dans Les Nouvelles littéraires un entretien dans lequel Gracq se montre encore plus net. Le titre s’étale sur trois colonnes : «Si on me donnait le prix Goncourt, je ne pourrais faire autrement que de refuser.» Trois jours plus tard, le prix est décerné au Rivage des Syrtes au premier tour de scrutin et par six voix contre trois. «Le livre nous a plu», dit simplement Pierre Mac Orlan, membre du jury. Gracq, bien entendu, est traqué par les journalistes.

Il décide de leur lire un communiqué au café Voltaire, place de l’Odéon. Les Goncourt n’ont pas tenu compte de sa déclaration d’intention, il en prend acte et se dit impressionné par «une détermination si ferme». Mais la sienne n’est pas moindre : il refuse le prix. Un cliché le représente dos au mur, faisant face aux journalistes et aux photographes. C’est un détail de ce document qu’il choisira, trente-huit ans plus tard, pour illustrer l’étui du tome I de ses Œuvres complètes dans la Pléiade.

La réplique des Goncourt ne se fait pas attendre : «L’académie Goncourt n’a tenu aucun compte de ce qui a été dit ou écrit avant l’attribution du prix ; elle ne tiendra aucun compte de ce qui sera dit après.» Ce qui n’empêche pas la presse de s’étendre sur le sujet. On glose sur la fermeté de caractère de Gracq, sur sa fidélité à ses principes, mais aussi sur son supposé manque de simplicité. Mauriac, en verve, concède aux Goncourt le mérite qu’auraient eu les jésuites s’ils avaient couronné Pascal après Les Provinciales. Ici ou là, Gracq est accusé de profiter de la publicité liée au prix et à son refus. Il est vrai que le premier tirage du Rivage, en septembre, était de 7 000 exemplaires, alors que le deuxième, après le Goncourt, est de 127 000.

Le 7 décembre, Gracq réagit une dernière fois. Son texte, qui paraît dans Arts, met en évidence l’impuissance du «lauréat malgré lui» : il ne peut ni prouver sa bonne foi ni empêcher que le prix lui profite. Le jury a commis un «abus de pouvoir» : «un écrivain après tout a le droit de choisir sa voie vers le public.»

Puis il se tait. Soixante ans plus tard, Le Rivage des Syrtes demeure son livre le plus connu, mais il y a d’autres raisons à cela.