La Pléaide

1950

Le 15 janvier, Marguerite Duras signe avec Gaston Gallimard le contrat d’Un barrage contre le Pacifique. Le document a été rédigé au nom de Mme Antelme, puis «Antelme» a été remplacé par «Donnadieu», le nom de jeune fille de Marguerite.

Marguerite et Robert Antelme ont divorcé en avril 1947. C’est en 1947 aussi que paraît l’unique livre d’Antelme, L’Espèce humaine, l’un des textes les plus forts jamais écrits sur les camps et sur la condition d’homme. C’est en avril 1947 enfin, et il n’y a pas de hasard, que Duras commence à composer le Barrage, qui sera dédié «À Robert». Expérience radicale et fondatrice, l’écriture de ce roman est la première incursion de l’écrivain sur le territoire de la mère : «Lorsque je me suis trouvée devant ma mère, devant le problème qui consistait à faire entrer ma mère dans un livre, je m’y suis reprise à plusieurs fois et, oui, j’ai cru que j’allais abandonner le livre et, souvent, la littérature même. Et puis, oui, c’est à cause d’elle que je me suis mis dans la tête de faire de la littérature qu’il m’aurait été pénible de faire autrement. Je ne pouvais la résoudre qu’ainsi. C’est à partir de la passion que j’ai éprouvée à tenter de la résoudre que je me suis rabattue sur la littérature» (à France-Observateur, 1958).

Marguerite Donnadieu est née près de Saigon ; sa mère, veuve, s’est ruinée en achetant à l’administration coloniale une terre qu’aucun barrage ne pouvait défendre contre la mer. C’est le sujet du roman : en Indochine, sur une concession incultivable, la lutte d’une famille ruinée ; la mère, le fils, la fille autour de laquelle tourne, en vain, un jeune homme riche, un Français : M. Jo. Chacun rêve à une autre vie, meilleure et impossible. Le récit suit un cours inexorable, depuis la mort du cheval acheté dans l’espoir de gagner un peu d’argent jusqu’à celle de la mère rendue à peu près folle par le malheur.

Un barrage contre le Pacifique est reçu comme une révélation, un nouveau départ. Si la presse ne manque pas d’en relever les aspects politiques – la dénonciation de la société coloniale –, l’écriture elle-même retient les critiques. Maurice Nadeau (Combat, 22 juin 1950) y voit l’influence d’Erskine Caldwell. Claude Roy (Les Lettres françaises, 29 juin) la signale aussi, non sans ajouter qu’on ne saurait réduire à cela «le lyrisme anxieux de Marguerite Duras» qui a écrit là un roman «d’une atroce beauté». En septembre, Jean Blanzat, dans Le Figaro littéraire, estime qu’il serait inconcevable que le Barrage, «un des meilleurs romans français de cette année», ne figure pas dans les sélections des jurys littéraires. Il est écouté. Le livre est retenu pour le Goncourt. Mais il n’obtient pas le prix.

«Évidemment, dans le Barrage, je voulais pas raconter tout. Je voulais que ce soit harmonieux. On m’avait dit : “Il faut que ce soit harmonieux.” C’est beaucoup plus tard que je suis passée à l’incohérence » (Les Parleuses, 1974).

Quoi que l’on entende par «incohérence», Duras est revenue plusieurs fois sur le sujet. En 1977, avec L’Éden-Cinéma, elle récrit une première fois l’histoire du Barrage, pour le théâtre. En 1984, L’Amant offre une nouvelle version romanesque de la même histoire. Une variante autobiographique y apparaît qui en 1950 n’aurait certainement pas été jugée «harmonieuse» : contrairement au M. Jo du Barrage, l’amant du roman de 1984 (amant et non plus simple soupirant) est un Chinois. En 1991, enfin, Duras récrit le livre dans la perspective d’un film dont elle serait elle-même la réalisatrice : c’est L’Amant de la Chine du Nord. «Je suis redevenue un écrivain de romans», dit-elle à la fin de l’avant-propos. Mais elle n’en écrira plus aucun.

La mère, elle, est morte en 1956. Elle s’était sentie trahie par Un barrage contre le Pacifique et avait rendu à sa fille l’exemplaire que celle-ci lui avait offert.