La Pléaide

1941

André Breton, qui réside à Marseille, dans la zone dite libre, est un « anarchiste dangereux » ; du moins est-ce sous cette qualification qu’il a été brièvement incarcéré en décembre 1940. En ce début d’année, la censure écarte son Anthologie de l’humour noir et diffère la sortie de Fata Morgana. Il est temps de quitter la France. Breton a obtenu des visas américain et mexicain. Le 24 mars, il embarque avec sa femme et sa fille sur le Capitaine-Paul-Lemerle à destination de la Martinique. À bord, plus de deux cents autres réfugiés (plus de trois cents selon certaines sources). Parmi eux, Claude Lévi-Strauss.

Lévi-Strauss n’est ni anarchiste ni dangereux ; il est juif. Après avoir été démobilisé, il a assuré la rentrée scolaire de 1940 au lycée de Montpellier. Trois semaines plus tard, les lois raciales entraînent sa révocation. Des soutiens lui permettent d’être intégré au programme de la fondation Rockefeller pour le sauvetage des savants européens ; il est invité à enseigner à New York, mais il faut encore parvenir à traverser l’Atlantique. Au cours d’un séjour à Marseille, on lui parle d’un navire en partance pour la Martinique, le Capitaine-Paul-Lemerle. Un fonctionnaire lui annonce une traversée longue et pénible. « Le pauvre homme voyait encore en moi un ambassadeur au petit pied de la culture française ; moi je me sentais déjà gibier de camp de concentration » (Tristes tropiques). Lévi-Strauss embarque.

C’est « un départ de forçats » sous l’œil de gardes mobiles armés et casqués. Le navire est surchargé – « une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot », dira Victor Serge, qui est à bord. La plupart des passagers sont entassés dans les cales. Lévi-Strauss repère Breton, qu’il n’a jamais rencontré ; « fort mal à l’aise sur cette galère, [il] déambulait de long en large sur les rares espaces vides du pont ; vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu. Entre nous, une durable amitié allait commencer par un échange de lettres qui se prolongea assez longtemps au cours de cet interminable voyage, et où nous discutions des rapports entre beauté esthétique et originalité absolue. »

Cet échange a été conservé. Lévi-Strauss le publiera un demi-siècle plus tard, dans Regarder, écouter, lire. Son objet a dû entraîner les deux hommes loin du Capitaine-Paul-Lemerle. Il s’agissait de la nature de l’œuvre d’art, de l’origine de sa valeur esthétique, du statut du document… Le débat aura d’ailleurs une suite, lorsque Breton soumettra à Lévi-Strauss le questionnaire de son enquête sur les rapports entre l’art et la magie, qui paraîtra dans L’Art magique en 1957. Mais le poète et l’anthropologue ne parlent pas tout à fait le même langage : Lévi-Strauss se demande de quoi il est question – « quel art ? quelle magie ? et surtout quelle société ? » – et Breton déplore que « les disciplines scientifiques se montrent toujours aussi durement contraignantes »…

Sur l’arrivée du Capitaine-Paul-Lemerle à Fort-de-France, le 20 avril 1941, leurs témoignages concordent. Les autorités de contrôle, « soldatesque en proie à une forme collective de dérangement cérébral » (Tristes tropiques), envoient tout le monde, ou presque, en résidence forcée. Breton rapporte dans Martinique charmeuse de serpents, sans citer de nom, qu’un jeune savant « appelé à poursuivre ses travaux à New York » fut insulté en ces termes : « Non, vous n’êtes pas français, vous êtes juif et les juifs dits français sont pires pour nous que les juifs étrangers » ; Lévi-Strauss, de son côté, se souvient d’avoir été traité de « judéo-maçon à la solde des Américains » ; deux versions, peut-être, du même épisode. Le 16 mai, enfin, Breton peut quitter l’île pour les États-Unis. Lévi-Strauss, lui, passe par Porto Rico. Les deux hommes se reverront bientôt, à New York.

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