La Pléaide

1926

Achevé d'imprimer le 25 mars, Sous le soleil de Satan, premier roman de Georges Bernanos, paraît à la Librairie Plon ; c'est le septième volume de la collection « Le Roseau d'or », sur laquelle règne notamment Jacques Maritain.

Tout ne fut pas simple. Bernanos, alors peu connu, a confié son manuscrit à un jeune écrivain catholique, Robert Vallery-Radot. Celui-ci se met en quête d'un éditeur. Il prend contact avec François Le Grix, directeur de La Revue hebdomadaire qui avait publié en 1922 une nouvelle de Bernanos, «Madame Dargent». En vain. Bernanos envoie un second manuscrit à Léon Daudet, mais celui-ci n'a pas le temps de le lire. Daniel Halévy ne souhaite pas publier le livre aux «Cahiers verts», la collection dont il s'occupe chez Grasset. Mais, à l'instigation d'Henri Massis, collaborateur de Maritain au «Roseau d'or», le roman est accepté par Plon, en octobre 1925. En décembre, l'auteur reçoit son contrat, et le manuscrit part chez l'imprimeur.

Pourtant, Maritain est inquiet. Envoyant à Bernanos un jeu d'épreuves, il joint une lettre dans laquelle il lui fait part de son malaise. La théologie du Mal qu'exprime Sous le soleil de Satan le gêne aux entournures. Le créateur Bernanos n'est-il pas excessivement cruel envers sa créature, l'abbé Donissan ? L'auteur se défend — il écrit pour des âmes que « la fadeur dévote rebut » —, mais accepte de faire quelques coupures. Dans sa lettre du 14 février, il demande tout de même à Maritain si celui-ci n'accorde pas trop d'importance à «certaines petites âmes femelles» qui cherchent Dieu «non pas pour se laisser visiblement travailler par la grâce, mais pour le serrer dans les bras et pleurer sur son épaule» ! Il reste que ledit Maritain tient entre ses mains l'avenir du romancier Bernanos — du moins est-ce ce que croit ce dernier qui, le 20, annonce à son éditeur que les corrections ont été faites, et que le texte comporte également des modifications «inspirées» par lui. Et le 28, Bernanos va plus loin encore dans le sens souhaité par Maritain, à qui il donne en outre «carte blanche».

Lâcheté ? ce ne serait guère dans la manière de Bernanos. Excès d'humilité ? Quoi qu'il en soit, Sous le soleil de Satan tel qu'il paraît n'est pas un livre pour les tièdes. Dans L'Action française du 7 avril, Léon Daudet, qui avait « raté » le manuscrit, consacre au volume un de ces articles tonitruants dont il a le secret. Trois fois original — esthétiquement, thématiquement, idéologiquement —, le roman ne passe pas inaperçu. Le public suit, et les grands noms : de Tokyo, Claudel écrit qu'il a trouvé chez Bernanos «cette qualité royale, la force».

Quelques critiques, cependant, font entendre leur différence. Dans Le Temps du 22 avril, Paul Souday, toujours en retard d'une guerre, estime qu'il n'est pas certain que Bernanos sache «composer» — et que son diable est si peu tentant («c'est la tentation à rebrousse-poil») qu'il ne doit pas être bien dangereux. L'éminent critique ne sait pas encore à quel polémiste il a affaire. Bernanos lui répondra lors d'une conférence, Satan et nous, prononcée en 1927 : il moquera la «sensibilité délicieuse» de Souday, estimera qu'il «eût fait doucher Phèdre» («Cela ne prouve rien contre Jean Racine qui, révérence gardée, croyait au diable comme moi») et se lancera dans une brillantissime défense et illustration de sa réflexion sur le Mal.

Quant à Robert Kemp, qui dans La Liberté du 8 avril 1926 se demande «si l'auteur de Sous le soleil de Satan pourra jamais écrire un autre livre», c'est l'avenir qui lui répondra. Fort du succès de son premier roman, Bernanos décide d'abandonner son métier d'inspecteur d'assurances. Désormais, il vivra de sa plume.