La Pléaide

1915

Le 15 novembre, une boutique ouvre au 7 de la rue de l’Odéon, à Paris, dans les locaux d’un antiquaire. Elle est fondée par une jeune femme qui y a investi l’indemnité que son père a reçue en sa qualité de victime d’un accident de chemin de fer. «Assurée dans ses larges jupes de laine crue, coiffée de court et tête ronde, le front têtu contre toute sottise et contre tout snobisme» (Saint-John Perse), la jeune femme se nomme Adrienne Monnier. La boutique — «une baraque foraine, un temple, un igloo, les coulisses d’un théâtre, un musée de cire et de rêves, un salon de lecture et parfois une librairie toute simple» (Prévert) — va devenir la Maison des Amis des Livres.

«Cette librairie n’avait guère l’air d’une boutique et ce n’était pas exprès», se souviendra Adrienne Monnier. Un seul mur est couvert de livres. Sur les autres, des images. Pour le reste, des chaises de campagne, un bureau, une commode où l’on range papiers d’emballage et bouts de ficelle. À l’extérieur, sur des tréteaux, une caisse pleine de livres et de revues, «des vieilleries venues, pour la plupart, des bibliothèques familiales». C’est à cette caisse que Mlle Monnier doit sa première vente. Une vieille dame s’approche, choisit un livre, L’Avenir d’Aline d’Henry Gréville. Il vaut 75 centimes; la dame a «la bonté de ne pas marchander».

Le 18 novembre, un jeune client, le futur Pascal Pia, achète pour 6 francs Les Jours et les Nuits de Jarry. Cette fois-là, il n’ose pas parler à la libraire, mais il remarque que sa librairie ne ressemble pas aux autres: «On n’apercevait à son étalage ni Bourget ni Bazin ni Bordeaux.» Adrienne possède tous les livres du Mercure de France et de la NRF, mais pas ceux de certains auteurs à la mode.

La Maison des Amis des Livres devient vite le rendez-vous des écrivains qui comptent ou compteront. Première «belle visite», celle de Paul Fort, «des cheveux longs, un chapeau à bords plats, la parole fleurie»; le Prince des Poètes et (selon Pia) «trouvère suburbain» reviendra souvent. Lorsqu’il faut s’assurer contre l’incendie, c’est Maurice Martin du Gard qui s’en charge: cousin de l’auteur de Jean Barois, le futur auteur des Mémorables travaille alors à l’Urbaine. Breton vient aussi, «hiératique et beau»; il est le premier à parler à Adrienne de La Jeune Parque de Valéry. Et Léon-Paul Fargue, «un maître bienfaisant», Jules Romains, vénéré, Larbaud, dont les livres sont toujours en montre, Blaise Cendrars, qui «parlait peu» et «avait de la gueule», Claudel, dont Adrienne a lu deux fois Tête d’Or… impossible de les nommer tous. En 1916, Apollinaire, «ce gros homme en uniforme, à la tête en forme de poire, assez père Ubu», fait son entrée en rugissant: «C’est tout de même un peu fort qu’il n’y ait pas un seul livre de combattant dans cette vitrine!» «Nous fûmes tout de suite bons amis», écrira Adrienne Monnier.

Il y a des hasards heureux. Paul Fort, impécunieux chronique, vend à Adrienne le stock de sa revue Vers et prose, 6 676 volumes couleur artichaut. C’est dans cette revue que le 114e abonné du cabinet de lecture, Louis Aragon, va découvrir La Soirée avec M. Teste. Et voici qu’une Américaine, Sylvia Beach, apprend que l’on peut se procurer Vers et prose rue de l’Odéon. Elle y court, devient l’amie d’Adrienne Monnier, et son émule: elle ouvre en 1919, rue Dupuytren, une librairie, Shakespeare and Company, qui sera à la littérature anglo-saxonne ce que la Maison des Amis des Livres est aux lettres françaises. En 1921, Shakespeare and Company s’installe rue de l’Odéon, au 12. En 1922, Sylvia Beach se fait éditrice pour publier un livre dont la traduction française paraîtra sept ans plus tard, chez Adrienne Monnier: c’est l’Ulysse de Joyce.